la Croix, 16 février 2008

Les salles de cinéma cherchent un nouveau public


À l'occasion de la Nuit des Césars, vendredi 22 février, les cinémas indépendants expriment leur inquiétude après les offensives récentes menées par les grands groupes.

Le film pourrait s’intituler Opération écran noir. Générique vendredi 22 février à 21 heures, au moment où Antoine de Caunes et Jean Rochefort donneront le coup d’envoi de la cérémonie des Césars, retransmise sur Canal +. À cette heure, les cinémas indépendants, partout sur le territoire, sont invités à suspendre symboliquement leur séance durant la remise des récompenses. Si l’on ignore l’ampleur de la mobilisation – à l’appel du Collectif national de l’action culturelle cinématographique et audiovisuelle –, ce mouvement inédit manifeste la volonté de résistance de ceux que l’on appelle les « petits cinémas » par opposition aux grands groupes et leur armada de multiplexes, comme Europalace (réunissant Pathé et Gaumont), UGC ou même MK2 à Paris.

Depuis quelques mois, les mastodontes du septième art ont lancé une offensive contre certaines salles municipales : ces structures, en général non affiliées à un réseau, bénéficient de subventions des collectivités locales en appui du rôle social et culturel qu’elles jouent dans l’animation de zones non rentables pour le privé. À Montreuil (Seine-Saint-Denis), c’est l’expansion du Méliès, dont le nombre de salles doit passer de trois à six, qui a provoqué l’action en justice d’UGC, imité par MK2, les deux groupes étant désormais associés dans la carte d’abonnement illimité qu’ils proposent aux cinéphiles.

D’autres villes de France ont été le théâtre de cette guérilla judiciaire. « Nous agissons seulement lorsque l’extension de salles remet en cause l’équilibre de la concurrence dans des zones où notre présence ne fait pas défaut », justifie Alain Sussfeld, directeur général du groupe UGC. Il réclame une « règle du jeu claire, pour l’ensemble du secteur afin de connaître quelles subventions se justifient vraiment ». Dans ce contexte, le rapport de la commission Leclerc-Perraud sur les conditions de la concurrence, prévu pour la fin du mois, est très attendu. Les grands opérateurs de cinéma remettent en cause la part des subventions accordées par les collectivités locales, mais ils ne contestent pas le principe du fonds de soutien, financé par le Centre national de la cinématographie (CNC). Et pour cause, ils en bénéficient, eux aussi, au titre de la rénovation des salles.

"Il faut remettre à plat le système des subventions"

Dès lors, le débat se complique, puisqu’il ne peut se résumer à une bataille entre « grandes » salles privées, fonctionnant uniquement sur leurs propres ressources, et « petites » salles subventionnées. L’exemple du réseau Utopia, considéré comme une référence en matière culturelle, montre à quel point les salles obscures échappent à une classification trop rapide. Dans le Sud-Ouest, le réseau, connu pour sa programmation exigeante, conteste l’aide publique apportée aux cinémas Jean-Vigo de Bordeaux et Jean-Eustache de Pessac (Gironde). « Nous faisons l’effort de refuser les subventions locales et nous sommes assommés de taxes : on nous réclame 266 000 € pour le parking sous nos salles de Bordeaux.

Il faut remettre à plat le système des subventions et les attribuer en fonction d’un cahier des charges précis », plaide Anne-Marie Faucon, fondatrice du réseau Utopia. Elle reproche à ses concurrents « municipaux » de proposer une programmation qui « fait le grand écart entre Astérix et l’art et essai » et de recueillir, par conséquent, des aides injustifiées. Contre toute attente, le réseau Utopia fait figure d’allié objectif des grands groupes, qui ne seraient pas mécontents que les films à fort potentiel commercial n’aient plus droit de cité dans les cinémas dits indépendants.

Autre enjeu majeur : les films d’art et essai dits « porteurs » (Woody Allen, les frères Coen, Pedro Almodovar, etc.), qui trouvent les faveurs d’un public plus âgé, dont la part croît sensiblement. Directrice du Grand Action à Paris, dans le très cinéphile Quartier latin, Isabelle Gibbal-Hardy le confirme : « La montée en puissance des salles municipales effraie les grands groupes qui s’intéressent du coup à l’art et essai “porteur”. Mon problème, c’est d’acquérir les copies de ces films.


En général, pour le Quartier latin, il y en a quatre. Deux sont automatiquement attribuées à l’UGC et au MK2 situés au carrefour de l’Odéon. Après on peut discuter. J’exige le film le jour de la sortie nationale, car il n’est pas question de me contenter des miettes. Mais, pour convaincre les distributeurs, je suis obligée de prendre des engagements commerciaux, de maintenir les films à l’affiche un certain temps. Et lorsqu’on me refuse un film, je brandis la menace du médiateur du cinéma (1)… »

"Les comportements culturels ont radicalement changé"

Pour François Aymé, dont le cinéma Jean-Eustache à Pessac est passé de 26 000 spectateurs en 1989 à 180 000 aujourd’hui, cette concurrence acharnée autour des films d’art et essai cache un changement de stratégie des grands opérateurs. « Ils ont cru qu’il suffisait de construire des salles pour attirer le public. Et la cible des multiplexes, apparus depuis dix ans, c’était les jeunes. Or, les comportements culturels ont radicalement changé, avec le développement d’Internet et de la téléphonie mobile. En 1980, les spectateurs de moins de 35 ans représentaient 80 % des entrées. Ils sont 43 % aujourd’hui… »

Un chiffre à mettre en relation, selon François Aymé, avec une autre donnée qui expliquerait le durcissement des positions : les salles, de tout type, affichent un taux moyen de remplissage de 15 %. « Or, les films continuent à sortir sur les écrans au rythme d’une quinzaine par semaine et les distributeurs privilégient les exploitants qui proposent un maximum de séances. »

Une vision purement commerciale qui néglige le travail d’animation et d’éducation des « petites » salles pour défendre une certaine vision de la cinéphilie. « Si la loi de la concurrence s’appliquait telle quelle, c’est 25 à 30 % des salles de cinéma françaises qui risqueraient de fermer, surtout en banlieue », redoute Rafael Maestro, directeur de l’association Ciné-Passion en Périgord. Avec une conséquence très concrète pour le public, « la nécessité de prendre sa voiture pour voir un film d’auteur en version originale ».

Chez les défenseurs de la pluralité du septième art, reposant sur un réseau de salles réparties sur l’ensemble de l’Hexagone, l’inquiétude actuelle se double d’une autre crainte : le passage au numérique. Une modification technique qui oblige les cinémas à s’équiper, dans la mesure où les distributeurs n’utiliseront bientôt que ce moyen de diffusion. « Il nous faudra passer par un “tiers opérateur” qui met à disposition, en le louant, le matériel nécessaire pour passer les films en numérique. Le groupe CGR a déjà trouvé le sien, annonçant qu’il aurait équipé ses 400 salles d’ici à la fin de l’année. Les autres attendent. Pour les petits cinémas, le seul moyen de résister sera de trouver un opérateur commun. » La bataille du septième art s’est déjà trouvé d’autres terrains de combat.

Bruno BOUVET et Sophie CONRARD

(1) Le rôle principal de Roch Olivier Maistre, conseiller à la Cour des comptes, est d’arbitrer les conflits entre exploitants et distributeurs, en ce qui concerne l’attribution des films aux salles.